Le village de squatters de Rouyn-Sud
Une caricature plus ou moins réaliste apparait quand on se représente l’histoire des villes sœurs. Noranda et Rouyn sont de fausses jumelles; tandis que la première est bien organisée, fortunée et offre une vie rangée et paisible entre boulot et dodo, l’autre, plus hétéroclite, est un peu plus pauvre, déglinguée, bordélique et se couche tard le soir. Cette image n’est pas si loin de la réalité, entre Noranda, ville de compagnie organisée et dirigée par l’entreprise minière et Rouyn, plus ouverte à l’initiative individuelle, au vice et à la squatterisation de certains secteurs.
À partir de 1932, pendant la Grande Dépression, plusieurs familles s’installent illégalement à Rouyn-Sud, un hameau situé juste au Sud de la limite de la ville de Rouyn qui à l’époque s’arrêtait au lac Édouard (l’actuel Parc botanique À fleur d’eau). Ces gens sont des squatters. Ils sont établis sur des terres publiques ou sur des propriétés appartenant à des entreprises minières sans toutefois en avoir le droit. Leur présence sur ces terrains est donc illégale, mais les autorités les tolèrent, surtout parce qu’en vertu de la législation de l’époque, personne n’a la juridiction nécessaire « pour intervenir lorsqu’il s’agit d’empêcher un squatter de s’installer sur les terres de la Couronne et de le faire déguerpir lorsqu’il est déjà installé. » En 1939, c’est plus de 242 familles qui habitent à Rouyn-Sud.
Après la grève des « Fros » de juin 1934, qui est menée essentiellement par des immigrants européens, la mine Noranda décide de changer ses politiques d’embauche afin d’engager davantage de Canadiens français. Dans son autobiographie intitulée En-d’ssour, Rémi Jodouin nous apprend que plusieurs de ces nouveaux employés de la mine Noranda choisissent de s’établir à Rouyn-Sud. « Ces ‘squatters’ prenaient possession d’un terrain en reconstruisant une maison, quitte à la déménager plus tard lorsque les travaux d’arpentage désigneraient l’endroit des rues et la limite des lots. » Selon lui, « l’idée de ces gens était d’arrêter de payer loyer, ce qui était dans leur optique jeter l’argent par les fenêtres ».
Comme dans la plupart des villages de squatters de la région, par exemple Kewagama, Roc-d’Or ou Hollywood, les gens de Rouyn-Sud sont relativement pauvres. Dans une lettre ouverte adressée à la Frontière en juin 1939, Rouyn-Sud est décrite comme : « un amas d’humbles logis construits pêle-mêles au milieu d’un labyrinthe de rues mal ordonnées, de ruelles boueuses et de sentiers tortueux ».
Les habitants de Rouyn-Sud sont pour la plupart trop peu fortunés pour acquitter les frais nécessaires à l’organisation d’un service scolaire nécessaire à l’éducation des nombreux enfants qui habitent ce hameau. Malgré l’illégalité de leur situation, lorsque l’agglomération de Rouyn-Sud devient plus populeuse, ce sont les Oblats de Marie-Immaculée qui prennent cette agglomération sous leur aile afin d’assurer une éducation aux nombreux enfants vivant dans le secteur. Après de nombreux voyages à Québec pour obtenir les fonds gouvernementaux nécessaires, la paroisse leur est officiellement confiée le 22 juillet 1938. Le Père Elphège Richard est choisi comme curé fondateur.
Ce sont les sœurs de Notre-Dame-Auxiliatrice qui enseignent à l’école Immaculée-Conception. La tâche est loin d’être facile. L’une des premières enseignantes de Rouyn-Sud décrit les conditions qui régnaient dans ce village de squatters :
« La tâche est ardue. Ce n’est pas que les enfants soient difficiles…Mais il y a les classes remplies, Sr Marie-du-Précieux-Sang a 57 garçons et filles et parfois plus grands qu’elle en 2e et 3e années. Et les voyages dans la boue. Aucun trottoir n’est fait encore et la route neuve non plus. Alors le soir c’est l’éternel nettoyage du manteau et de la robe toute fleurie de terre glaise. À l’école c’est la pauvreté complète. Donc pas de matériel de classe, pas de toilettes […] L’eau n’est fournie qu’en petite quantité. Même les enfants se voient obligés un certain temps d’apporter leur bouteille d’eau. Mais ce qui est le plus pénible, c’est que nos sœurs soient obligées de quêter leur salaire piastre par piastre chaque mois. Quelle affaire Seigneur! Quelle affaire! »
– Annette Saint-Louis, religieuse enseignante à Rouyn-Sud en 1938-1939.
En septembre 1938, afin de régulariser la situation des squatters, le gouvernement provincial décide de cadastrer le territoire de Rouyn-Sud et de diviser des lots. Les résidents doivent soit quitter les terrains de la Couronne ou devenir propriétaires d’un lot sur lequel ils doivent transporter leur résidence. Un journaliste de La Frontière décrit ces évènements :
« Chaque jour, des maisons se lèvent, s’ébranlent, avancent, reculent, se construisent, se modernisent, et se rangent dans les limites qui leur ont été assignées, sous l’impérieuse dictée du bon ordre et de la symétrie. » (La Frontière, 1939/6/15, p.3).
À l’aube des années 1940, bien que les résidents de Rouyn-Sud soient maintenant propriétaires de leur terrain, ils ne demeurent pas encore dans une municipalité dûment incorporée. Le gouvernement provincial décide donc d’intervenir afin de régulariser la situation. Bien qu’un groupe de citoyen milite afin que l’agglomération soit incorporée en municipalité distincte, le gouvernement choisit plutôt l’annexion à Rouyn. La première option est rapidement rejetée, car « [l]e département des Affaires municipales n’a pas pu consentir à l’érection de Rouyn-Sud en municipalité distincte, car une telle municipalité était vouée inévitablement à la faillite vu son évaluation minime. ». Le gouvernement libéral d’Adélard Godbout adopte donc la Loi annexant Rouyn-Sud avec Rouyn le 22 juin 1940.
Le cas de Rouyn et de Noranda n’est pas unique en région. Bien des villes abitibiennes ont cette particularité d’être proches et complémentaires. La vaste majorité des agglomérations minières abitibiennes se sont développées dans ce type de dédoublement ; Val-d’Or et Bourlamaque, Malartic et Roc-d’Or, Rouyn et Noranda. Dans chaque cas, l’emprise d’une entreprise minière est grande sur une des deux villes, l’initiative individuelle plus importante dans l’autre. Bien que la plupart des squats abitibiens furent ultimement pacifiés ou détruits et que la situation des occupants fut régularisée, cette occupation illégale du territoire est structurante dans l’histoire de l’urbanisation de la région.
Pour en savoir davantage :
Odette Vincent, dir., Histoire de l’Abitibi-Témiscamingue, Québec, IQRC, 1995, p. 330-345-405
Alexandre Faucher, De l’or… et des putes?, Rouyn-Noranda, Éditions du Quartz, 2014, p. 118.
Rémi Jodouin, En d’sour, Montréal, Éditions Québécoises, 1973, p. 111.
Aubry, Richard et al. 1988. Paroisse de l’Immaculée-Conception de Rouyn-Noranda, 1938- 1988. Rouyn-Noranda : Comité du cinquantenaire, 62 p.
La Frontière, 16 juin 1939, p.3
BAnQ, centre d’archives de Québec, fonds ministère des Affaires municipales et des Régions (E7), enquête sur le village de squatters de Roc-d’Or en Abitibi 1942-1950, 1960-01-028/1, Rapport de l’enquête sur Roc-d’Or.